CHAPITRE VIII

D’une pierre deux coups… Cette émancipation sexuelle de Nâo, facilitée d’ailleurs par une subliminale tendance au refus du conditionnement origien, n’avait pas eu pour seul résultat de sauver Frann et de retourner radicalement la situation. Ce qui avait de peu failli tourner au drame avait en fin de compte enrichi Karel d’un nouveau don d’une incomparable valeur et cela grâce aux précautions même prises par Nâo sous l’empire d’une inconsciente jalousie. Si elle n’avait pas bloqué la serrure du Terrien pour s’assurer le champ libre, il n’aurait songé qu’à courir à toutes jambes au travers des bois pour voler au secours de la jeune fille et non seulement il serait arrivé trop tard, mais surtout, la brutale réalisation de son impuissance physique ne l’aurait pas conduit au paroxysme d’angoisse qui lui avait fait franchir un nouveau palier de supranormalité : la téléportation. Le transfert instantané d’un point à un autre par un enchaînement immédiat de dématérialisation et de rematérialisation dans un nouveau cadre perçu extra-sensoriellement. Quand la belle panthère amoureuse eut quitté le couple pour aller s’occuper des détails administratifs de la libération de la jeune fille, le Terrien s’empressa de faire part à cette dernière de l’extraordinaire révélation.

— J’avais compris que c’était la seule explication de ta venue au moment même où je t’appelais, fit-elle. Et tu penses que je pourrais en faire autant ?

— Sûrement ! Je crois toutefois que pour réussir l’autodéplacement psi, il faut deux conditions. La première est évidente : il est nécessaire de visualiser avec précision le lieu où l’on veut se transporter. Il me paraît logique que, si l’on veut se transporter en un certain endroit, l’image de cet endroit doit précéder et guider le mouvement.

— Mais cette image pourrait aussi être transmise télépathiquement par quelqu’un qui s’y trouve ?

— Probablement. Dans notre cas, je bénéficiais des deux à la fois ; j’étais déjà venu chez toi ; en plus, je « voyais » la scène qui s’y déroulait. Mais je suis convaincu que le second élément aurait suffi.

— La deuxième condition ?

— Vouloir vraiment y aller. J’imagine que l’énergie psychique mise en jeu atteint à ce moment-là un niveau presque fantastique. Ça m’étonnerait qu’un simple caprice suffise à la libérer sous une telle intensité. La question d’entraînement doit jouer aussi. Tu te souviens de nos toutes premières communications ? Nous avons fait d’énormes progrès depuis… J’espère bien qu’il ne sera pas indispensable que l’un de nous soit en danger pour que la suprafaculté puisse s’exercer à nouveau.

— Il y a d’autres catalyseurs… Attends… Ne bouge pas de la chambre. Je vais à mon tour tenter une expérience. Simplement à partir du fond du jardin…

Elle lui dédia un adorable sourire, quitta la pièce, vêtue seulement de sa lumineuse beauté, referma la porte sur elle. Une dizaine de secondes se passèrent puis, soudainement, Frann fut de nouveau là, debout en face de Karel, et si proche de lui qu’il n’eut qu’à refermer ses bras autour de ce corps tiède qui se collait au sien.

— Je me suis contentée d’avoir très fort envie de faire l’amour avec toi. C’est aussi un bon catalyseur, tu sais ?… Et puis, ce n’était vraiment pas un prétexte ; toute l’après-midi a été consacrée à Nâo et je n’ai connu le plaisir qu’au travers d’elle et de toi, je suis restée sur ma faim… N’aie pas peur que les forces te manquent, tu puiseras dans les miennes. Et c’est moi qui ferai tout…

 

*
* *

 

En sa qualité de directrice du Laboratoire de Réjuvénation, Nâo jouissait d’un très haut statut : elle pouvait donc imposer de sa propre autorité l’exeat de Frann sans avoir à rendre de comptes à quiconque. Le soir-même, les formalités de transfert du dossier étaient diligemment accomplies. La jeune fille enfin libre put quitter sa prison. Elle le fit du reste tout à fait normalement en sortant par la grande porte sous le regard ahuri du gardien totalement dépassé par l’incroyable événement : la libération officielle d’une pensionnaire du Centre. De son côté, Karel avait franchi l’enceinte par son chemin habituel et en emportant la corde désormais inutile ; il attendait sagement devant l’entrée. Bientôt tous deux se retrouvaient dans l’appartement où la servante rousse vint servir le dîner sans manifester la moindre trace d’étonnement ni de curiosité. Tout au plus se permit-elle une simple question.

— Comment allez-vous faire pour la nuit ? Il n’y a qu’un seul lit…

— Nous y dormirons à tour de rôle, répondit imperturbablement le Terrien. Ne vous inquiétez pas.

La réponse parut lui suffire. De toute façon, elle était bien incapable d’imaginer que l’on puisse coucher à deux sous les mêmes draps. A plus forte raison à trois ; la chose était proprement impensable et du reste elle n’eut pas lieu. Car, cette nuit, comme celles qui suivirent, la couche demeura inoccupée. Celle de Nâo n’était qu’à quelques pas, à l’autre bout du couloir.

Dès le début de cette nouvelle période, la vie s’organisa d’elle-même ; une convention tacite était née dont le premier but était bien évidemment de sauver les apparences. Pendant une partie de la nuit et dans le secret de son appartement privé, Nâo poursuivait avec un zèle louable son initiation, ou plutôt sa métamorphose : le jour elle se replongeait dans ses tâches de biochimiste et de patronne du Laboratoire avec une parfaite conscience professionnelle. Il s’opérait en elle une sorte de dédoublement, ou plus précisément une alternance cyclique où tantôt prédominait la haute intellectualité origienne, tantôt la sensualité toute neuve mais sans cesse enrichie.

Cette phrase transitoire de sa formation laissait donc encore subsister en elle une part de son ancienne individualité ; son comportement vis-à-vis de ses collaboratrices demeurait inchangé en apparence. Toutefois, aux yeux de Frann et de Karel, sa progressive féminisation devenait de plus en plus réelle. L’intégration était désormais irréversible. Pas seulement sur le plan de la sexualisation. Le psychisme profond semblait aussi manifester les premiers indices d’une évolution : sous la forme de l’intuitivité, ce mode de connaissance immédiate dont ses compatriotes étaient dépourvus. Certes elle demeurait incapable d’imaginer les stupéfiantes possibilités des facultés supranormales, mais il était clair qu’elle sentait que ses hôtes détenaient des pouvoirs inconnus. Karel s’était sagement gardé d’y faire la moindre allusion devant elle. Cependant la jeune femme se rendait compte que le fait qu’ils aient pu se connaître et se retrouver en dépit des murailles du Centre d’isolement était difficilement explicable. Sans oublier la soudaine apparition dans la chambre de la jeune fille de celui qu’elle avait laissé dormant loin de là à l’intérieur d’une chambre à la serrure bloquée… Jamais Nâo ne posait la moindre question à ce sujet et cela était peut-être une preuve d’intuition.

En tout cas, de son côté, elle n’avait aucun secret pour ses hôtes. Ils avaient désormais libre accès à la section la plus secrète du Laboratoire, celle où le corps futur de Stréhor était en voie d’achèvement dans la cuve de cristal du géant utérus artificiel. Karel surtout y passait de nombreuses heures en sa compagnie, Frann continuant à s’affirmer trop « idiote » pour assimiler les arcanes d’une si impressionnante technologie. Lui, en revanche, suivait avec une curiosité passionnée les explications dont son fauve mentor était prodigue. Positivement enchantée de découvrir chez son amant un cerveau pareillement doué, Nâo ne lui faisait grâce d’aucun détail. Elle étala devant lui les schémas du maître-ordinateur de la biocellule et de ses annexes, ouvrit le coffre blindé où reposait en triple exemplaire le bloc de microprocesseurs auquel Tvorg avait fait allusion sur Njéma.

— L’œuvre de mon grand-père… Le véritable trésor d’Origa ! Dans quatre jours j’en mettrai un en place. Tu t’allongeras sur cette couchette, le réseau des électrodes réceptrices t’emprisonnera pendant quelques minutes et le H.E.G. que tu as rapporté de si loin reprendra sa place dans ce corps inerte. Stréhor sera vivant.

Quatre jours… La fin de la période d’attente et de réclusion était maintenant toute proche. Que se passerait-il ensuite ? On le libérerait sans doute et probablement Rhegg le remmènerait sur Njéma pour qu’il puisse regagner son univers ; un étranger, membre par surcroît d’une race inférieure, ne pouvait avoir sa place à Origa. Mais Frann ? Elle non plus n’avait pas droit de cité. Accepterait-on qu’elle parte avec lui ? Ce serait la meilleure façon de se débarrasser de cette malade incurable dont l’existence était une honte pour une civilisation aussi évoluée. Jusque-là, tout irait bien. Seulement il y avait encore Nâo…

Avec une déchirante clarté, il réalisait à quel point sa propre responsabilité était désormais engagée. Certes, au début tout au moins, il n’avait agi que pour sauver Frann. Mais il ne s’était pas arrêté là. Il avait lâchement profité de l’état de soumission hypnotique où Nâo se trouvait pour provoquer en elle la débâcle de la barrière du conditionnement. Il l’avait sexualisée sans retour. Il ne servait à rien de prétendre qu’il n’avait fait qu’obéir à la suggestion de la jeune fille ; le premier moteur avait été le désir qu’il éprouvait pour la belle Origienne. Sa culpabilité était indéniable. Par sa faute, elle était devenue autre : elle avait commis l’impardonnable péché. Elle avait découvert le miracle de la joie. Que deviendrait-elle, seule dans ce monde inhumain ? En proie aux souffrances de la séparation, à la hantise de l’obsession ? Et, pour finir, le Centre d’isolement, peut-être… Il ne le fallait à aucun prix !

C’est ainsi que, dans l’esprit du Terrien, des vagues linéaments, flottant aux limites du subconscient se rassemblèrent, se condensèrent, et que le plan naquit. Tout s’y insérait, y trouvait sa place : non seulement sa volonté de sauver Nâo comme Frann, de les garder toutes deux puisque toutes deux dépendaient de lui, mais aussi d’autres éléments plus lointains qui remontaient au jour, s’encastraient comme les pièces d’un puzzle, formaient un tout complet. Le même soir, pendant un intervalle de tiédeur alanguie, il interrogea Nâo.

— Quand Stréhor sera tiré de la cuve et avant de recevoir son ego, il sera déjà vivant, n’est-ce pas ?

— Physiologiquement oui. Il respirera, son cœur battra, il sera capable de marcher, de se nourrir, mais toutes ces fonctions ne seront que des réflexes automatiques. Sa pensée comme sa volonté seront absentes.

— Il pourrait vivre quelque temps dans cet état de… vacuité ?

— Pendant la durée normale d’une existence, et même peut-être plus longtemps puisque l’usure de son organisme serait minimisée par la réduction de l’activité. Mais la question ne se pose pas puisque tu es là. Pourquoi le demandes-tu ?

— Simple curiosité. Autre chose. Quand j’aurai accompli mon devoir, que m’arrivera-t-il ?

— Tu seras libre d’en décider toi-même. De rester ici avec moi ou… partir.

— Et Frann ?

— Je ne sais pas… Tant qu’elle est dans le domaine, elle ne risque rien, c’est la seule chose dont je puisse être certaine.

— Si je choisissais de partir, pourrais-je l’emmener ?

Les traits de la jeune femme se crispèrent une seconde. Elle soupira profondément.

— Peut-être…

— Tu resterais donc seule, immensément loin de nous ?

— Tais-toi ! Je ne veux pas y penser ! Je deviendrais folle !

— Merci de cette réponse. Je te promets que nous ne nous séparerons jamais, sauf si tu l’exigeais.

Une onde de joie colora le visage de la jeune femme qui se souleva d’un élan.

— Est-ce bien vrai, Karel ? Je crois en ta promesse. Tu viens de me libérer de l’angoisse qui me harcelait et que je ne voulais pas t’avouer. Je me fie sans réticence à toi. Pourvu que nous soyons toujours ensemble, tu feras ce que tu voudras.

Karel sourit en inclinant la tête puis, d’un geste très doux, il posa la main sur le front de Nâo, la fit s’étendre à nouveau. Il plongea les yeux dans les prunelles fauves.

— Dors ! ordonna-t-il d’une voix soudain impérieuse.

— Dors, ma tendre et vulnérable Nâo, murmura en écho Frann dont le pouvoir de suggestion hypnotique vint doubler celui du Terrien.

L’effet fut immédiat. Les paupières de la jeune femme se fermèrent, sa respiration s’alentit, son corps tout entier s’abandonna à l’irrésistible emprise. Le Terrien l’observa attentivement un instant puis sa voix s’éleva à nouveau :

— Maintenant écoute-moi bien. Quand tu te réveilleras au matin, Frann et moi ne serons plus là. Nous aurons quitté le Laboratoire pour aller très loin, mais notre départ ne te causera ni chagrin ni inquiétude parce que tu sauras que là où nous serons, nous t’y attendrons et tu pourras nous y rejoindre. Non seulement tu le pourras, mais le Haut Conseil d’Origa et Wendro elle-même te demanderont de le faire. Tu m’as bien entendu ?

— Oui…, murmura Nâo d’une voix sans timbre.

— C’est bien. Je vais t’en dire davantage, mais d’abord lève-toi et viens avec nous.

La jeune femme se dressa lentement. Karel passa un bras autour de sa taille, l’entraîna vers la porte que Frann ouvrit devant eux. Réglant inconsciemment son pas sur le sien, Nâo se laissa conduire jusqu’à la section du Laboratoire où la réplique de Stréhor attendait sa toute proche éclosion. Le Terrien ne jeta qu’un bref coup d’œil sur la cuve de cristal, s’arrêta devant le coffre enfermant les blocs des microprocesseurs.

— Ouvre-le ! ordonna-t-il. Bien. Ne bouge pas maintenant.

Immobile, elle attendit passivement pendant que le Terrien passait dans le cabinet médical, s’asseyait au bureau, traçait rapidement quelques lignes sur une feuille de papier. Il revint, s’empara des trois exemplaires du programmeur H.E.G., les enveloppa soigneusement dans un morceau de plastique étanche, les glissa dans sa poche. Ensuite il déposa à leur place le rectangle manuscrit, referma le battant d’acier.

— Voilà qui est fait ! soupira-t-il. Maintenant, ma tendre Nâo, reviens te coucher. Je te dirai la suite…

Les dernières instructions qu’il grava hypnotiquement dans la mémoire de l’Origienne étaient courtes. Après son réveil, elle devait se comporter comme si elle ignorait la disparition de ses hôtes et attendre jusqu’à ce que la servante le constate par elle-même au moment du repas. Alors elle donnerait l’alarme, puis, en présence des responsables appelés en hâte, Rhegg serait sans doute du nombre, elle ouvrirait le coffre, y trouverait, au lieu des blocs, la lettre de Karel.

— J’ai écrit : « J’ai décidé de retourner sur Njéma, en compagnie de Frann, et j’emporte avec moi le trésor que vous avez refusé de partager. C’est là-bas que j’accepterai de rendre à Stréhor son ego ; Nâo l’y amènera et elle dirigera l’opération du transfert avec l’aide de Dhéri et de Tvorg. Ensuite deux exemplaires du bloc seront restitués à Origa, le troisième demeurera définitivement la propriété de Njéma. Si une manœuvre d’intimidation ou d’épreuve de force était tentée, les trois seraient détruits. » Tu comprends pourquoi je suis sûr que tu nous rejoindras ? Mais tu ne te souviendras de tout cela qu’au moment où tu liras ce texte et, naturellement, tu ne révéleras rien de ce qui nous lie tous les trois. D’ailleurs, je n’ai sûrement pas besoin de te l’ordonner… Bonne nuit, chérie, et dors bien. A bientôt…

Il quitta la pièce en compagnie de la jeune fille et, après être passés dans l’appartement pour échanger leurs robes de chambre contre des vêtements plus décents, ils sortirent dans le parc.

— J’espère que je suis suffisamment entraînée pour te suivre, émit Frann. Jusqu’ici je n’ai perçu que les grandes lignes de ton projet. Apprends-moi maintenant comment tu comptes procéder.

— En principe il ne devrait y avoir aucune difficulté. L’astroport de la cité se trouve dans la direction de l’Ouest et nous pouvons nous téléporter « à vue » de sommet de colline en sommet de colline jusque-là. Il est deux heures du matin. Tout le personnel doit dormir, nous n’aurons aucun mal à nous introduire dans un vaisseau. Je saurai le piloter. Quand Rhegg m’a amené ici, il était si dédaigneusement certain que j’étais trop primitif et incapable de comprendre, qu’il m’a laissé me tenir à côté de lui dans le poste. Le reste ira tout seul. Quand ils ouvriront le coffre, nous serons déjà bien trop loin pour qu’on puisse nous rattraper.

— Tu as tout prévu. Mais une chose m’intrigue… Pourquoi faire plusieurs étapes jusqu’à l’astroport ? Tu le connais déjà puisque c’est là que Rhegg a atterri pour t’emmener ensuite au Laboratoire en glisseur. Si tu en évoques l’image et que tu me la transmets, un seul saut suffit.

— Au fait, tu as raison. Prépare-toi…

— Attends encore ! Tu dois aussi te souvenir du terrain de Njéma et même beaucoup mieux que de celui d’Origa, puisque tu y as vécu pendant des jours ?

Le Terrien sursauta, fixa la jeune fille en fronçant les sourcils.

— Tu réalises ce que tu viens de dire ? Njéma est une autre planète et elle se trouve immensément loin de nous ! Des dizaines de milliards de kilomètres de vide intersidéral nous en séparent !

— Quand tu t’es transporté pour venir à mon secours, tu as traversé des murs et l’épaisse enceinte de béton du Centre et ces obstacles étaient bien autre chose que du vide ! Ils ne t’ont pas arrêté ! La téléportation est un phénomène instantané, donc elle doit être indépendante de la distance. Logiquement, comme tu aimes à dire, si le temps est égal à zéro, la vitesse est infinie… Je sais que je suis une idiote, mais un raisonnement aussi simple est tout de même à ma portée ! Et puis on peut toujours essayer… De deux choses l’une : ou bien c’est impossible et dans ce cas nous ne bougerons pas de place, ou bien ça marche !

Brusquement détendu, Karel éclata de rire, serra Frann dans ses bras.

— La vérité est l’apanage de l’innocence ! Nous allons tenter l’expérience et peu importe après tout ce qui peut arriver, nous le connaîtrons ensemble. Voyons… Quel point précis choisir ?… Je sais ! Derrière le bâtiment central, il y a, comme ici, un parc où je me suis souvent promené. Vers le fond, un épais bouquet d’arbres enserre une petite clairière. Sur la droite jaillit une source… Tu la vois ?

— J’entends même son frais murmure. Elle donne naissance à un ruisseau qui traverse la clairière et disparaît de l’autre côté entre deux grands pins en forme de parasols. Au milieu il y a une minuscule passerelle.

— Et un peu plus loin une vieille souche couverte de mousse. Allons nous y asseoir !…

Entre le méridien de la petite fondation de Njéma et celui de la grande cité métropolitaine d’Origa, il y avait dix heures de différence. Un soleil radieux était suspendu au zénith, illuminant la clairière de ses rayons dorés. Sous l’effet du soudain passage de l’obscurité à la lumière, Frann éblouie ferma une seconde les paupières, les rouvrit avec une prudente lenteur. Comme un large tabouret massif étayé par ses racines noueuses, la souche était là, offrant à son regard l’épais coussin vert qui la recouvrait. A quelques pas derrière la jeune fille, le ruisseau chantait. Et, du sommet de l’un des grands pins parasols, le trille d’un oiseau lui répondait. Les bras de Karel se détachèrent d’elle avec un profond soupir de délivrance ; il se laissa tomber sur le siège champêtre.

— Notre programme prévoyait que nous devions nous asseoir ici, sourit-il. Il te reste encore un mètre à parcourir pour être vraiment au bout du voyage…

Frann ne se le fit pas dire deux fois ; elle se lança dans un élan si irrésistible que tous deux roulèrent dans l’herbe. Perché sur sa haute branche, l’oiseau contempla un instant la scène mais c’était sûrement un oiseau origien car, après avoir ondulé un sifflement désapprobateur, il s’enfuit à tire-d’aile…